“Nous devons mettre un terme aux agissements de ceux qui menacent la liberté des médias. Les entreprises de médias ne sont pas des entreprises commerciales quelconques” (Présidente Ursula Von der Leyen - Discours sur l’état de l’Union européenne - Septembre 2021)
Jusqu’à dernièrement, la régulation des médias était un sujet peu traité par l’Union Européenne (à l’exception de la directive “Services de medias audiovisuels”, (SMA) (2010/13/UE)) Mais les choses sont en train de changer, puisque le 16 septembre 2022, la Commission européenne a publié le projet de l’European Media Freedom Act (EMFA), une proposition de règlement ayant pour objectif de favoriser l’indépendance des médias en Europe vis-à-vis des pouvoirs politiques et la transparence de l’actionnariat. Ce texte fait partie du plan d’action européen pour la démocratie, un ensemble de mesures visant à construire des démocraties plus résilientes dans l’UE. Bien consciente que l’écosystème médiatique européen est de plus en plus fragilisé, la Commission a souhaité agir pour la protection des médias vis-à-vis des pouvoirs politiques et des puissants acteurs privés. Afin de justifier sa compétence à légiférer sur le sujet, elle a invoqué la nécessité de protéger les biens publics, dont font partie l’information et l’État de droit. L’avantage d’un règlement européen est d’être directement applicable dans les États membres. Ce projet de règlement fait d’ailleurs partie d’une série de textes existant (Directive 2019/790 du 17 avril 2019 sur le droit d'auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique) ou en préparation comme le Digital Market Act et le Digital Services Act.
La proposition inclut de nombreux articles qui ont pour ambition de défendre la protection des sources et l’indépendance éditoriale, d’améliorer la transparence et de renforcer les autorités régulatrices nationales et européennes. La proposition de la Commission montre sa volonté de protéger les journalistes contre les abus des pouvoirs politiques : « Les États membres doivent respecter la liberté éditoriale effective des prestataires de médias […], ne doivent en aucune façon interférer ou tenter d’influencer, directement ou indirectement, les choix éditoriaux » (EMFA, article 4 (2)). En effet, on constate des attaques venant des autorités politiques dans certains pays comme la Hongrie et la Pologne, mais aussi en Bulgarie, Roumanie ou Grèce (pour plus d’information voir le classement 2022 de la liberté de la presse de RSF). Soit un grand nombre de pays européens. L’EMFA aborde également l’indépendance de médias vis à vis des influences privées liées, par exemple, à la concentration des médias.
Le projet de règlement Media Freedom Act est un document complexe et long qui aborde de nombreux sujets. On peut diviser en trois axes les sujets abordés. Le premier concerne la protection des journalistes, l’indépendance rédactionnelle, la transparence de la propriété des médias, et l’audiovisuel public. Le deuxième aborde la coordination des organismes nationaux de régulation des médias par une entité appelée « le Comité ». En France, l’organisme national est l’ARCOM (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique) mais on notera cependant que l’ARCOM français ne concerne que les médias audiovisuels et n’a pas de compétence sur les publications de presse (journaux papiers et numériques). Le dernier axe concerne les « fournisseurs de très grandes plateformes en ligne », un sujet très peu abordé par la législation française. C’est un vocabulaire très général qui désigne les grandes plateformes internet comme Youtube ou les grands réseaux sociaux (appelés «fournisseur de services de médias» dans le projet de règlement (voir article 1)).
Cet article n’a pas l’ambition d’aborder la totalité de l’EMFA. Il exposera le point de vue de la Fédération Européenne du Journalisme (FEJ). Pour cela nous avons rencontré sa directrice Renate Schroeder. Il exposera les résultats de la table ronde organisée par UBDM dans le cadre des Assises Européennes du journalisme de Bruxelles au mois de novembre. Nous avons également effectué une comparaison entre nos propositions Médias 2022 et l’EMFA.
Position critique de la FEJ sur les points clés du règlement
La Fédération européenne des journalistes (FEJ), qui défend les droits sociaux et professionnels de plus de 320 000 journalistes dans 45 pays, a publié son analyse de la proposition de la Commission sur l’EMFA au regard de sa contribution à l’indépendance des médias en Europe. La FEJ salue l’initiative de la Commission, qui était attendue depuis longtemps, mais estime que le texte n’est pas toujours cohérent et ne va pas assez loin. Le texte actuel est la version proposée par la Commission. Il doit maintenant être examiné, discuté et probablement modifié et amendé, par le Parlement européen et le Conseil de l’UE.
La FEJ demande que la version finale soit renforcée sur de nombreux points pour réellement protéger les journalistes. La proposition mentionne la protection des sources et l’interdiction de l’utilisation de logiciels espions, mais les standards gagneraient à être rehaussés. Aux yeux de la FEJ, les journalistes ont besoin de plus de protection contre la surveillance privée et étatique.
Autre point sur lequel nous reviendrons dans la comparaison avec nos propositions, le document de la Commission vise aussi à rendre transparents et faciles d’accès les noms des actionnaires, ce qui est crucial compte tenu de la problématique de concentration des médias qui affecte la majorité des pays européens. La FEJ propose la mise en place d’une base de données unique dans l’ensemble de l’Union européenne. Le règlement a également pour ambition de garantir l’indépendance de la radio et de la télévision publique, notamment en assurant que les membres des conseils d’administration soient indépendants. Point important pour les organisations syndicales de journalistes, le texte ne propose aucune mesure pour garantir les conditions financières suffisantes au travail des journalistes. La FEJ préconise également le renforcement de l’indépendance des autorités régulatrices nationales, sorte de ‘gendarmes des médias’ pouvant rendre des avis aux Conseils d’administration des entreprises de médias. La FEJ souligne enfin la nécessité de garantir complètement l’indépendance du Conseil européen des services de médias (le “Comité”), l’instance permettant aux régulateurs de se coordonner et de donner des avis, vis-à-vis de la Commission. En effet, le texte actuel prévoit que le secrétariat de ce comité soit assuré par la Commission elle-même (EMFA article 11 (1) : “Le comité dispose d’un secrétariat, qui est assuré par la Commission.”).
UBDM aux assises européennes du journalisme à Bruxelles
UBDM a participé, du 23 au 25 novembre, à la première édition des Assises européennes du journalisme à Bruxelles. Déjà implantées à Tours et à Tunis, les assises du journalisme ont vocation à instaurer des moments d’échange où la profession et le public peuvent, ensemble, réfléchir et penser le métier de journaliste. L’objectif est que les professionnels de l’information et les citoyens partagent et confrontent leurs pratiques et leurs idées au service d’une information de qualité. C’est dans ce cadre qu’UBDM a réuni autour de sa table ronde ‘L’indépendance des médias en Europe : quelle contribution du European Media Freedom Act ?’ des invitées de marque : Gwendoline Delbos-Corfield, députée européenne (Les Verts/ALE), Renate Schroeder, directrice de la Fédération européenne des journalistes citée plus haut, et Sabina Tsakova, juriste et chargée de mission à la Direction générale des réseaux de communication, du contenu et des technologies de la Commission européenne.
Toutes ont convenu que la publication de l’EMFA intervenait dans un contexte de fragilisation des médias à tous les niveaux : faiblesse des financements, menaces représentées par les démocraties dites illibérales, concentration des médias par de riches actionnaires, diffusion de désinformations massives sur les réseaux sociaux, etc… Sabina Tsakova, qui a contribué à la rédaction de l’EMFA, rappelle que les entreprises de médias ne sont pas des entreprises comme les autres, et que la Commission, qui a pris l’initiative de légiférer sur le sujet, l’a bien compris. L’objectif du texte est de lutter contre les ingérences politiques et économiques et de protéger les conditions de travail des journalistes. La régulation des médias a longtemps été considérée comme une prérogative des Etats membres, mais les choses sont en train de changer. Cependant ce règlement ne constitue pas une tentative d’harmonisation, mais plutôt un ensemble de principes communs. Gwendoline Delbos-Corfiel a pu constater, notamment dans l’exercice de ses fonctions de rapporteure sur la situation de l’état de droit en Hongrie, que les journalistes étaient toujours en danger en Europe. L’eurodéputée rappelle l’histoire tragique de la mort de deux journalistes, en 2017 et 2018, qui enquêtaient sur des affaires de corruption à Malte et en Slovaquie : Ján Kuciak assasiné avec sa fiancée Martina Kušnírová à Bratislava (Slovaquie) et Daphné Caruana Galizi à Bidnija (Malte). La situation en Hongrie, où il n’y a plus de pluralisme de médias, est particulièrement dramatique. La plupart des médias sont concentrés entre les mains des proches de Viktor Orban, Premier ministre Hongrois, et l’ensemble du système médiatique est très opaque. Les médias indépendants restant sont empêchés dans leur travail et manquent de subsides. De plus, la publicité d’Etat (voir définition dans l’EMFA, art. 2 (15)), une pratique très utilisée dans les pays d’Europe de l’Est, crée une dépendance et une sujétion des médias à ces revenus.
Le règlement EMFA aborde la question de la concentration des médias, sujet cher à UBDM, qui menace la majorité des pays en Europe. Le Centre pour le pluralisme des médias et la liberté des médias a développé depuis 2013 un outil, le Media Pluralism Monitor, servant à évaluer annuellement les risques pour le pluralisme des médias dans les États membres. En 2022, il alerte sur les risques pour la liberté de la presse dans la plupart des pays européens à cause de la concentration des médias, combinée à la montée en puissance des très grandes plateformes en ligne. 95 % des médias ont la même ligne éditoriale en Hongrie. C’est la première fois que la Commission reconnaît ce problème. La FEJ, représentée par sa directrice Renate Schroeder, milite pour que le règlement rende totalement transparent les noms des actionnaires des médias, en constituant une base de données répertoriant les noms des actionnaires des entreprises de médias au niveau européen. Le règlement devrait obliger les entreprises de médias à dévoiler ces informations, et garantir qu’un recours en justice sera possiblement intenté à celles qui refuseraient de se soumettre à cette nouvelle règle. L’indépendance des autorités régulatrices nationales n’est pas certaine, car ces dernières peuvent être déstabilisées par les gouvernements. C’est pourquoi la FEJ préconise un Conseil européen des services de médias indépendant et capable de contraindre les acteurs publics et privés à respecter l’indépendance des médias est nécessaire. Cependant, le règlement n’a pas su lui donner le pouvoir de prendre des décisions allant à l’encontre d’une décision nationale.
En France, nous parlons très peu de l’EMFA
L’Union Européenne promeut la démocratie. Mais, elle reste fragile et n’est pas un acquis. Un retour en arrière est possible. Il y a une prise de conscience en Europe de l’importance du rôle des médias dans le maintien des principes de cette démocratie. L’UE a été incapable de réagir à la campagne de désinformation massive qui a débouché sur le Brexit. Plusieurs pays européens, dont la France, ont réalisé qu’ils avaient subi des interférences et des manipulations lors des campagnes électorales.
Dans certains pays, on assiste à une attaque des états sur l’indépendance des médias. Comme l’a évoqué Gwendoline Delbos-Corfiel lors de la table ronde d’UBDM, La situation en Hongrie est critique. Lors d’une autre table ronde des Assises Européennes, Helena Milinković, représentante syndicale des journalistes de la télévision nationale slovène (RTV Slovenija) a décrit la remise en cause de la liberté éditoriale de la rédaction de ce média par le pouvoir politique en place qui a déclenché une longue grève de la rédaction de cette télévision. Elle a clairement mis en garde contre la fragilité de cette indépendance (au moment de cette table ronde, la rédaction de la télévision nationale slovène était en grève depuis plusieurs mois, suite à la remise en cause de son indépendance éditoriale).
Mais, tous les pays de l’Union européenne n'accueillent pas avec enthousiasme la proposition de la Commission européenne. L’opinion en Allemagne n’a pas forcément accueilli favorablement l’intervention de l’UE, car elle craint pour le respect du principe de subsidiarité. Dans les pays nordiques, les populations s’estiment protégées par leur modèle et ont peur d’une harmonisation européenne vers le bas. Mais dans les pays de l’Est, des journalistes sont empêchés de travailler, certains sont tués. En France, l’EMFA est très peu mentionné et le public manifeste peu d’intérêt pour l’action de l’UE. Mais la concentration importante des médias français dans les mains de quelques millionnaires fait craindre que leur influence mette en danger les principes démocratiques de notre république.