Après avoir mis la main sur les médias, les maisons d'édition, les instituts de sondage, les entreprises de publicités et les opérateurs, les milliardaires innovent. Dorénavant, ils investissent directement à la source de l’information : les écoles de journalisme.
Une école vulnérable en grandes difficultés financières
En effet, ce vendredi 15 novembre, un communiqué de presse de l’Ecole Supérieure de Journalisme de Paris (ESJ Paris) nous apprend que celle-ci est rachetée par un consortium de groupes financiers tels que Koodenvoi, La Compagnie de l'Odet (Bolloré), CMA Média (Saadé) , La Financière Agache (Arnault) ou encore Bayard presse. D’après la direction de l’école, ces nouveaux actionnaires vont « pouvoir construire un nouveau projet » pour permettre un renforcement de « sa position de référence dans le domaine de l’enseignement journalistique, en particulier en économie ». Autre nouveauté, l'entrepreneur français Vianney d’Alançon a été placé à la présidence de l’établissement, remplaçant Guillaume Jobin. L’ESJ Paris connaît un de ses plus grands changements d’actionnariat et de gouvernance.
Fondée en 1899, l’ESJ Paris, à ne pas confondre avec son homonyme l’ESJ Lille, est la plus vieille école de journalisme en France, et pourtant, elle ne compte toujours pas parmi les 14 écoles reconnues par la profession. Comme beaucoup d’écoles privées de ce type, elle est très onéreuse, et n’offre pas vraiment de garanties : une qualité d’enseignement inégale, des débouchées aléatoires, le retour des anciens étudiants est plutôt contrasté. En grande difficulté financière, elle est donc reprise par de grands groupes qui achètent avant tout une « marque médiatique » selon Alexis Lévrier, historien de la presse. Il nous explique ainsi que, profitant de l’homonymie évoquée plus tôt, l’ESJ Paris joue de la confusion avec la prestigieuse école lilloise. L’établissement était finalement une proie facile pour ces conglomérats médiatiques : non reconnue, en difficulté, homonyme de l’ESJ Lille,... la parfaite imposture.
Vianney d'Alançon à la tête de ce projet
Lors d’une émission spéciale « Rachat de l’ESJ Paris » de Fréquence ESJ (la station de radio étudiante de l’ESJ Paris), Vianney d'Alançon a pu, pour la première fois, s’exprimer sur le sujet. Il explique avoir appris la mauvaise situation financière de l’ESJ Paris lors d’un dîner et qu’en tant qu'entrepreneur « sensible au monde du journalisme », il lui est venu l’idée d'initier le projet de « racheter l’ESJ ». À la suite de rencontres et propositions, l'entrepreneur français a modelé le groupe des nouveaux investisseurs de l’école - dont il fait lui-même partie. Selon Le Monde, Vincent Bolloré aurait été le premier à répondre favorablement à cette proposition. Interrogé par un étudiant sur la bollorisation des médias, Vianney d’Alançon dresse un portrait plutôt élogieux de son collègue « Bolloré est un grand entrepreneur, un grand dirigeant qui a voulu, avec ses projets ambitieux, créer une pluralité dans l’écosystème médiatique français ».
Conscient de la polémique, le président tente - au mieux - de rassurer ses étudiant·es en affirmant qu’il n’y a aucune stratégie politique et idéologique derrière ce rachat, seulement un projet de « sauvegarder une histoire, un patrimoine français du journalisme ». Tout au long de l’émission, Vianney d’Alançon ne manque pas de dire que cet investissement sera bénéfique pour les élèves : sa priorité, « remettre du café dans la machine à café et remettre des locaux qui soient confortables ». Il promet également de créer une filière économique, d’élever la qualité des formations et de mettre en place des passerelles avec différents médias. Son « objectif ultime » : inscrire l’ESJ Paris parmi les écoles reconnues par la profession. A la fin de l’entretien, le nouveau président reprend la parole : il affirme être dérangé par la connotation trop négative que les journalistes économiques ont des “milliardaires”. Il souhaite y remédier en ouvrant une filière économique au sein de son établissement. Selon lui, « Un milliardaire ce n’est pas quelqu’un qui enfile des milliards, c’est un homme qui entreprend et qui crée, qui rachète et qui développe (...) c’est quelqu’un qui met de l’argent dans du mécénat ». La neutralité des enseignements défendue plus tôt est déjà bien loin. Contacté par Un Bout Des Médias, Vianney d’Alançon n’a pas souhaité nous répondre.
Une première dans l’histoire des médias
Sur les réseaux sociaux, la nouvelle du rachat choque, étonne, dérange. Daphné Deschamps, journaliste dans le média indépendant Street Press, a réagi quelques heures après l’annonce, dans un tweet qui cumule aujourd’hui plus de 430 000 vues. L’annonce du rachat est un choc, autant sur le fond que sur la forme : « On achète pas un établissement de l’enseignement supérieur (...) juste ‘comme ça’. » nous affirme-t-elle, encore moins lorsqu’il s’agit d’établissements formant les journalistes de demain, et que les actionnaires sont des propriétaires de médias.
Passée la sidération, l’inquiétude concernant les conséquences sur l’école monte. L’argent arrive en masse, mais pas sans contreparties : le risque d’une formation « idéologique » est grand, et ne fait même aucun doute pour Alexis Lévrier. Il exprime avec nous, mais également lors de l’émission radio Fréquence ESJ, de vives préoccupations : les étudiant·es pourraient être forcé·es à mettre « un voile pudique » sur leurs valeurs et à ne plus servir le journalisme et l’information, mais bien les intérêts des actionnaires. L’historien s’inquiète de la situation de ces élèves, piégé·es par des frais de scolarité exorbitants et par ce rachat ‘surprise’ qui pourrait tout changer pour eux. Sollicité par Alexis Lévrier pour débattre à l’occasion de cette émission radio, Vianney d’Alançon a décliné la proposition, tout en prenant le temps de répondre aux critiques émises envers lui : « un comportement représentatif de la conception que ces gens ont de la démocratie » selon l’historien.
L’argument financier avancé par le président fait également jaser : avec une scolarité avoisinant les 8 000 euros par an, il semble étonnant de constater la non rémunération du corps enseignant, des locaux en mauvais état, et un manque de matériel. Une gestion budgétaire qui pose question, et qui met en avant un « rapport de rentabilité vis-a-vis de l’enseignement supérieur » selon Daphné Deschamps. Elle rappelle que le but d’un établissement, avant de rapporter de l’argent à ses actionnaires, est avant tout de « bien former les gens ». Ce rachat choque, il inquiète, mais il est surtout symptomatique d’une gangrène se répandant dans le milieu médiatique : ce n’est aujourd’hui plus une découverte, l’indépendance médiatique en France est en danger. La reprise de l’ESJ Paris ne doit pas être isolée d’une situation plus globale de la presse selon Alexis Lévrier. Les ingérences se multiplient dans les conglomérats médiatiques possédés par Vincent Bolloré, Bernard Arnault ou encore Rodolphe Saadé. Il est déjà difficile d’y résister pour des journalistes avec une formation solide et de l’expérience, on ose à peine imaginer ce que ça pourrait donner sur des étudiant·es. Le risque est que ces ingérences commencent dès le stade de l’apprentissage du métier et qu’elles deviennent donc « normales » pour les futurs journalistes : Daphné Deschamps le résume « plus de possibilités de résister puisque plus de perception de cette ingérence ». Face aux cruelles apories de la loi en ce qui concerne la protection des rédactions face aux actionnaires, Alexis Lévrier se livre à un terrible constat : pour la première fois dans l’histoire de la presse, il semblerait que « le pouvoir politique soit plus faible que le pouvoir médiatique ».
Des étudiant·es et professeur·es pris au piège
Le témoignage de Laura* (son prénom a été changé pour garantir son anonymat), étudiante à l’ESJ Paris, fait écho aux inquiétudes d’Alexis Lévrier. Les étudiants, tout comme les professeur·es, ont appris la nouvelle dans les médias. Laura* a découvert le rachat en ouvrant les messages de son groupe de classe « On était tous un peu choqués, c’était une grosse surprise pour tout le monde ». Elle se sent piégée « L’année coûte à peu près 8000 euros, c’est assez cher. Une fois qu’on a payé, on est engagés » et dénonce l'assimilation faite entre les valeurs des étudiant·es et ce projet idéologique « J’ai vu sur Twitter que plein de gens ne faisait pas la différence entre nous, les étudiants qui n’avons rien demandé, et l’administration qui a fait ce choix ».
Contacté par mail, un intervenant de l’ESJ Paris nous confie également sa surprise au moment de l’annonce « même si on savait que des repreneurs se manifestaient régulièrement et que des négociations étaient en cours, on imaginait pas du tout ce type de configuration de reprise ». Pour lui, il ne s’agit pas d’une bonne nouvelle « on sait qu’ils [les milliardaires] n'investissent jamais dans l'information par philanthropisme ». Même si aucun changement n’a pour l’instant été annoncé, il s’inquiète d’une « politique de conformisation à la vision médiatique des milliardaires que l'on connaît bien ». Pour autant, il tient à rappeler que - à la différence du JDD ou d’I-télé - Bolloré n’a pas racheté à 100% l’établissement et que des contrepoids existent au sein du Conseil d’Administration. Il mentionne la directrice pédagogique actuelle qui aurait été « très claire sur le fait qu'elle s'opposerait à tout changement qui n'irait pas dans le bon sens ». Il cite également l’entreprise Bayard - pas de chance, elle finit par se rétracter le 2 décembre.
Malgré une administration qui se veut rassurante et affirme que ce rachat n’impactera pas la qualité des enseignements, Laura* craint des départs de professeurs “Pour l’instant on ne voit pas beaucoup de changements mais il y a certains profs où on se demande s’ils ne vont pas partir.” Elle reconnaît tout de même que ce changement d'actionnariat va permettre d’améliorer le cadre d’études “Le seul bon point qu’on trouvait avec les autres élèves, c’est qu’on aura accès à des meilleurs locaux, on aura du meilleur matériel”.
Un métier qui se précarise
Finalement, le rachat de l’ESJ Paris « plus qu’un symptôme, c’est un pied dans la porte ». Même si ce n’est pas la première fois que les milliardaires se tournent vers les écoles de journalisme - pensons par exemple à l’Institut Libre de Journalisme financé par le milliardaire réactionnaire Pierre-Edouard Stérin -, elles restaient jusqu’ici indépendantes. Cette nouvelle a de quoi inquiéter quand on sait qu’aucune mesure n’est prise pour plafonner ces investissements ou garantir l’indépendance de gouvernance au sein des institutions médiatiques. Les écoles de journalismes, reconnues ou non, restent un lieu d’apprentissage de la profession et ne doivent pas subir des ingérences de la part des actionnaires.
Face à un métier qui se précarise, l’opportunité d’accéder à de grands médias possédés par les actionnaires de ces établissements parait être alléchante : les étudiant·es en école de journalisme pourraient se retrouver contraints à faire un choix entre leur conscience et leur porte monnaie.