À quelques mois de l'élection présidentielle, Julia Cagé s’est exprimée sur la question du financement des médias comme enjeu démocratique majeur dans Blast, interviewée par Salomé Saqué. Quels sont les problèmes des médias aujourd’hui en France, et comment y remédier ? Explications de l’économiste des médias et Présidente d’Un Bout des Médias, avec quelques exemples actuels.
« L’information est un bien public »
Pour commencer, Julia Cagé rappelle que le rôle des médias est un élément central dans la garantie de la démocratie. En effet, le célèbre « une personne = une voix » ne peut être viable que si on a « une personne informée ». Nous avons besoin d’une « prise de conscience collective », puisque moins les citoyens ont d’intérêt pour l’information, moins ils sont informés, moins ils votent. Or, « le modèle économique des médias a un impact direct sur la manière dont on est informé » rappelle Julia Cagé. Autrement dit, il y a donc une nécessité de faire le lien entre les deux et d’intéresser les citoyens à ces questions. Par ricochets, à travers les médias, il y a un lien direct entre la qualité de l’information et la vie politique.
Résister à la facilité de pointer du doigt les journalistes…
Si on a tendance à reprocher aux journalistes le mauvais traitement de l’information, il y a erreur. Les racines du problème ne viennent pas des feuilles de l’arbre. Si on veut reprocher à CNews de faire de la polémique, du buzz ou du clash, ce n’est pas la faute des journalistes, puisque beaucoup d’entre eux ont été poussés vers la sortie. La faute revient plutôt aux actionnaires qui les ont remplacés par des éditorialistes et des experts, que la chaîne confronte « à moindre coût » comme l’explique Julia Cagé. Ces nouvelles figures viennent défrayer la chronique en embrasant les plateaux télévisés, dans l’objectif de gagner la course à l’audience, en lien directement avec le caractère « à but lucratif » de la plupart des médias. En effet, plus l’audience augmente, plus les revenus publicitaires suivent – peu importe la qualité de l’information.
Professeure à Sciences Po Paris, l’économiste précise que nombre des élèves en journalisme qu’elle a la chance de former n’ont pas pour objectif de faire une information non-qualitative à bas coût. Pour le démontrer, elle établit un parallèle entre un jeune professionnel du journalisme, plein d’ambition, à l’image d’un médecin qui voudrait soigner tout le monde, mais qui n’aurait pas les conditions matérielles ni financières pour bien faire son travail. Autrement dit, on ne permet pas aux journalistes de réaliser leur travail correctement et de façon indépendante. Ainsi, mettre la faute sur les journalistes est stérile si l’on veut améliorer drastiquement la qualité de l’information. Le problème est largement déplacé de ses origines initiales.
Mais plutôt chercher le problème à sa racine
Les problèmes de l’indépendance des médias sont multiples. Dans un premier temps, on peut reprocher aux groupes de médias de recourir de plus en plus à une structure actionnariale capitalistique. Dans un second temps, il y a un réel problème de gouvernance des médias en France. Julia Cagé précise à Salomé Saqué que « 9 milliardaires possèdent l’équivalent de 90% de l’audience » (ils ne seront bientôt plus que 8 avec la sortie d’Arnaud Lagardère). Une concentration faramineuse que l'on peut constater ci-dessous :
Avec la crise de la Covid-19, les changements de main se sont largement accumulés entre les 6 et 12 derniers mois. En cause, les recettes publicitaires se sont effondrées. Un certain nombre de titres fragilisés par la crise ont dû être vendus. Une occasion en or pour des acteurs « agressifs » de recomposer le paysage médiatique à leur manière.
Dans l’actualité récente, une affaire retient notre attention. La fusion annoncée entre TF1 et M6 pose un problème de pluralisme, puisque le manque de concurrence en face fait qu’ensemble, ces chaînes réuniraient 75% du marché publicitaire total. Et pour couronner le tout, on vient d’apprendre que le mandat de la Présidente de l’Autorité de la concurrence, Isabelle de Silva, ne sera pas renouvelé par l’Elysée.
Cette annonce arrive du jour au lendemain, alors que personne d’autre n’avait été envisagée à son poste et que tout le monde semblait satisfait de son travail. Une nouvelle qui arrive en plein traitement du dossier sensible de la fusion TF1/M6.
Que propose Julia Cagé à travers l’association Un bout des Médias ?
L’association Un Bout du Monde, devenue Un Bout des Médias suite à l’AG du 18/09/21, a maintenant plusieurs fonctions :
- défendre l’indépendance des médias et le développement d’une presse libre et pluraliste dans l’espace européen des médias. Ainsi que défendre l'éthique et la déontologie de l’information : une information pluraliste, de qualité, précise, vérifiée et équilibrée ; et l’indépendance éditoriale des médias à l’égard de leurs actionnaires, des annonceurs, des pouvoirs publics, politiques, économiques, idéologiques et religieux.
- encourager le développement d’une presse indépendante, francophone ou multilingue, notamment en Afrique du Nord, en Afrique sub-saharienne et au Canada
- contribuer à protéger l’indépendance du journal au sein de la Société Éditrice du Monde.
- défendre le principe d’une gouvernance et d’une détention des médias permettant l’indépendance et le respect du pluralisme et impliquant tout à la fois les lecteurs, les rédacteurs et les personnels
Pour pallier au problème de gouvernance qui sévit dans le paysage médiatique actuel, Julia Cagé propose une gouvernance plus paritaire entre actionnaires et journalistes. Dans la pratique, cela reviendrait à composer les conseils d’administration des médias de : une moitié de représentants de salariés (dont au moins 2/3 de journalistes) et de choisir le directeur ou la directrice de la rédaction (à faire valider par au moins 60% de la rédaction).
Et que faire en cas de changement d’actionnaire majoritaire, situation assez courante ces dernières années ? L’économiste des médias et directrice d’Un Bout des Médias propose de donner aux journalistes un droit d’agrément - droit de se prononcer en cas de changement d’actionnaire majoritaire.
Aussi, il n’y a pas eu de changement de loi régulant l’indépendance des médias depuis 1986 avec la Loi Léotard. Or, entre-temps, les mécanismes de l’information ont bien changé avec l’arrivée d’Internet notamment. Il s’agirait de repenser les règles qui encadrent aujourd’hui le fonctionnement audiovisuel.
Donner de l’argent à des médias indépendants ? C’est bien, mais…
De plus en plus de médias cherchent à élaborer un mode de financement plus indépendant, bien loin du système actionnarial capitalistique que l’on connaît. Les financer c’est bien, mais abandonner les médias plus « traditionnels », c’est aussi abandonner les journalistes et les auditeurs qui les soutiennent. Par exemple, le public de Cnews est de manière générale assez âgé. De plus, en ne faisant rien pour soutenir l’indépendance de ces médias, on risque de voir l’histoire se répéter, comme cela s’est récemment passé pour la rédaction de Sciences & Vie. Combien faut-il qu’il y ait encore de rédactions mises au pas pour que la régulation de l’indépendance des médias soit faite ?
D’autant qu’avec les élections Présidentielles d’avril 2022, l’agenda politique nous offre un éventail de possibilités plus large. Julia Cagé nous appelle à nous souvenir qu’il y a encore peu, l’écologie et l’égalité Femmes-Hommes n’étaient pas une priorité politique. C’est grâce à l’investissement de citoyens comme vous et nous que ces questions sont venues alimenter le débat démocratique. Plus nous serons de personnes adhérentes à Un Bout des Médias, plus nous pèserons dans la balance !
Anne CHIROL