En partenariat avec l’association Reporters sans Frontières, Un Bout des Médias a organisé une projection/débat pour discuter des solutions et initiatives pour une gouvernance véritablement démocratique des médias. Retour sur les grandes lignes de cette soirée.
Après avoir visionné le mini-documentaire “Le système B. L’information selon Bolloré” (RSF) de 16 minutes, nous avons entamé un débat des plus riches. Plusieurs personnalités sont venues nous éclairer à leur échelle. Ils ne se connaissaient pas forcément avant cet échange, mais tous ont en commun d’être préoccupés par le futur des médias.
Animé par Cécile Calmon, membre du conseil d’administration d’UBDM, ces personnalités engagées étaient : Tristan Waleckx, grand reporter et présentateur de Complément d’enquête (France 2) ; Raphaël Garrigos, cofondateur des Jours ; Thibaut Bruttin, adjoint au directeur général de RSF ; Daphné Ronfard, coordinatrice du pôle plaidoyer (UBDM). L’occasion de croiser les perspectives d’une ONG (RSF), du service public (France Télévisions), d’un média indépendant (Les Jours) et d’une association citoyenne (UBDM).
Un constat commun : l’information est en danger
La description des pratiques de Vincent Bolloré dans le reportage a d’abord été l’occasion d’exposer les difficultés auxquelles sont confrontés les journalistes lorsqu’ils souhaitent enquêter sur son groupe. Tristan Waleckx, grand reporter et lauréat par du prix Albert Londres en 2017 pour le documentaire Vincent Bolloré, un ami qui vous veut du bien ? (diffusé sur France 2 en avril 2016) a ainsi détaillé son expérience des procédures-bâillons - multiples actions en justice destinées à décourager les vélléités d’enquêtes, notamment en ayant recours à des justices étrangères et en attaquant sur des juridictions diverses simultanément.
“Même quand vous gagnez, vous perdez.", confie-t-il au public. En effet, à chaque fois que Vincent Bolloré a porté plainte contre lui, la justice a donné raison à Tristan Waleckx. Toutefois, les coûts engendrés par ces nombreuses procédures représentent nécessairement une dépense conséquente pour France 2… sans compter l’énergie nécessaire et le temps passé ! Une situation épuisante, dont le grand reporter ne se plaint pas : il est conscient que s’il avait été salarié dans un média plus fragile financièrement, il n’aurait pas forcément pu se permettre ce nécessaire travail d’enquête.
La question des témoignages et de l’accès à l’information brute est également préoccupante, complète Raphaël Garrigos, cofondateur des Jours : pour les journalistes confrontés quotidiennement au “système B.”, il n’est pas toujours facile de prendre la parole, ce qui complique encore davantage la tâche des reporters qui souhaitent dénoncer les méthodes du groupe.
Nécessité de réformer
Les participants au débat ont ensuite abordé les solutions et initiatives - existantes ou nécessaires à mettre en place - pour se prémunir de ce type de situations, au-delà du seul cas de Vivendi. En première ligne : l’Etat et le cadre règlementaire.
"La loi de 1986 [portant notamment sur la concentration des médias] souffle ses 35 bougies mais elle est bien essoufflée !" selon Thibaut Bruttin, qui souligne le caractère obsolète - et donc permissif - des seuils de concentration définis à une époque où le papier était roi et les empires multimédias moins nombreux et puissants. Si tous les participants s’accordent sur la nécessité de réformer, la question de la réactivité du législateur et de l’applicabilité des lois produites reste centrale.
La loi Bloche, entrée en vigueur en 2016, en est un excellent exemple. Si elle a permis la mise en place de chartes et de comités éthiques au sein de médias, comment s’assurer qu’il ne s’agit pas que de “beaux principes, si aucune action coercitive n’est associée” ? s’interroge Daphné Ronfard, coordinatrice du pôle plaidoyer chez Un Bout des Médias.
Pour interpeller les pouvoirs publics, Un Bout des Médias travaille sur des propositions de mesures et réformes à soumettre aux candidats à l’élection présidentielle via le pôle plaidoyer de l’association. Parmi ces dernières se trouvent notamment le fait de conditionner l’accès au régime des aides à la presse à un investissement conséquent dans la production d’information et une modification des seuils de concentration pour les médias nationaux, mais également régionaux, pour empêcher la constitution de monopoles locaux.
De son côté, Reporters sans Frontières signait le lendemain du débat une tribune dans le journal Le Monde initiée par le collectif Informer n’est pas un délit, aux côtés de 200 signataires. L’opportunité de détailler une nouvelle fois les priorités qui devraient être celles du législateur et de rappeler l’analyse proposée par Julia Cagé et Benoît Huet (respectivement présidente et administrateur d’Un Bout des Médias) dans leur ouvrage L’information est un bien public.
La place du citoyen
Si le travail de reportage comme celui de Raphaël Garrigos et Tristan Waleckx permet de mettre en lumière les dérives d’une industrie mal régulée, on ne peut que s’interroger sur la place du grand public dans ces réflexions. Daphné Ronfard, convaincue qu’en tant que citoyen, on peut agir pour garantir l’indépendance des médias, rappelle l’affrontement entre la rédaction du journal scientifique Sciences & Vie et son actionnaire Reworld Media, survenu l’année dernière. "Il y a des leviers d'action possibles, l'action populaire de Sauvons nos Médias en est un exemple !" assure-t-elle, avant d’évoquer la pétition lancée à l’époque par le collectif auprès du grand public (30 000 signatures) et le dénouement : à force de mobilisation, de travail et d’unité, les journalistes de ce média ont claqué la porte pour lancer un nouveau titre, correspondant à leurs standards d'exigence et de rigueur, Epsiloon.
Personne n’est à l’abri
"J'étais convaincu que le système juridique français nous empêcherait d'avoir une foxnewsation des médias français" lançait Christophe Deloire, secrétaire général de RSF, dans son discours introductif.
À la fin de la session de questions-réponses avec le public, Tristan Waleckx et Raphaël Garrigos se retrouvent plus loin pour discuter. Le premier demande à son confrère, “Et vous, comment ça se fait qu’il ne vous ait jamais attaqué ?”, en référence à “l’obsession” L’empire. Comment Vincent Bolloré a mangé Canal+ proposée par les Jours, déjà forte de plus de 170 épisodes. “Pas encore”, répond le cofondateur des Jours Raphaël Garrigos, avec un sourire en coin. Comme tous les journalistes, il le sait très bien : si le statu quo perdure, personne n’est à l’abri.